Nous étions un vendredi 22 octobre. La veille, la météo ne nous a pas prédit de pluie. Elle a plutôt dit qu’il ferait soleil. Ils devraient retourner à la formation, ces météorologues nationaux dont les prédictions ne concordent jamais avec la réalité ! Oh, j’exagère. Il leur arrive aussi de faire de bons pronostics, qui nous sont fort utiles dans l’orientation que nous donnons à nos journées.
Ce vendredi-là par contre, la météo avait échoué sur sa prédiction climatique, et mon petit ami et moi sommes sortis tôt, sans prendre nos précautions, très bien habillés, parce que nous nous rendions à une cérémonie de dot à laquelle nous avons été invités. Après que nous avons emprunté un gbaka d’une commune à une autre, alors que nous nous dirigions vers la gare pour accéder à un taxi communal qui nous emmenerait à notre destination finale, une averse de pluie se mit à tomber, sans crier gare. Le ciel n’a rien laissé présager. Comme il n’y avait pas d’abri aux alentours, mon chéri et moi, flagellés par les cordes célestes, courions en direction de la gare. Quand nous sommes arrivés, nous avons été contraints de nous arrêter, à cause d’une grande eau de ruissellement qui s’était formée à l’entrée de la gare et qui barrait le passage. Les voitures de transport se trouvaient juste derrière cet obstacle qu’il nous fallait impérativement dompter. Non, je ne voulais pas y mettre les pieds, mes si jolis pieds et ces belles chaussures que je venais nouvellement d’acheter.
-« Bébé, il faut me soulever on va traverser, proposai-je à mon chéri avec un joli sourire. »
Brice s’énerva à cause de ma suggestion en se mettant à me gronder sous le regard railleur d’un petit monde autour de nous :
-« De te soulever ? Tu me vois en train de faire ça ? Mais tu me prends pour qui ? Tu n’es plus une petite fille-là ! Même devant un petit cours d’eau tu veux faire la capricieuse. Faut pas traverser hein, tu vas durer ici !»
Me tournant le dos avec beaucoup de mépris, mon amoureux traversa le ruisseau pluvial et s’arrêta de l’autre côté. Et pendant que je regardais l’eau avec des hésitations, tout d’un coup je me vis soulever par un jeune homme :
- «Je vous ai entendue tout à l’heure, et vous avez raison, me dit l’inconnu d’une voix très aimable. Vous êtes une reine, qui ne doit pas se salir, alors laissez-moi vous faire traverser. »
Le jeune homme était moins gaillard que mon Brice, pourtant. Ses bras enveloppaient durement le ras de mes fesses pendant que j’avais posé les mains sur ses épaules. Brice nous regardait depuis l’autre rive, complètement abasourdi.
- «Vous êtes très belle, me complimenta mon porteur en marchant comme une tortue. Comment vous vous appelez ? Serait-ce possible d’avoir votre numéro ? Il suffit que vous le repetiez deux fois, je vais le retenir. » Avec plaisir, je fis ce qu’il m’avait demandé. Après la traversée, il me déposa tout près de mon petit ami en lui disant sur un ton défiant : « Voici comment on doit traiter une femme. » Puis il s’en alla, me laissant à la colère de Brice :
-« Comment tu peux accepter de te faire soulever par ce type ? ! Tu le connais ?»
- «Tu sais bien que je ne le connais pas. »
- «Et pourquoi tu te laisses porter par lui ? Tu as vu comment ses bras se frottaient à tes cuisses, sous ta jupe ? Tu es vraiment sans éducation, toi ! »
- «Tu as besoin de m’insulter ? Il m’a soulevée par surprise, je n’y suis pour rien.»
-« Dans ce cas il fallait descendre !»
- «De toute façon, il ne m’a fait aucun mal. Alors qu’est-ce que tu as à lui reprocher ? Je t’avais dit de me prendre, tu as refusé sous-prétexte que ce serait honteux en me disant que j’allais durer. Quelqu’un d’autre le fait et tu te fâches ? »
-« Et puis, tu sembles contente, hein, Carole ? Tu es contente qu’il t’ait prise comme un sac de riz ?»
- «Si ça peut te soulager, eh bah, oui !»
- «Dans ce cas, ce n’est plus avec moi que tu iras à la dot des Kouassi. Fais-toi accompagner par ton « bêlard », moi je suis parti !»
Brice fila comme une fusée, disparaissant du champ de la gare en m’y abandonnant. Il savait pourtant que je n’avais pas un rond sur moi. Je me demandais comment ce psychologue de profession pouvait se montrer aussi discourtois envers une femme. Je dus appeler une amie pour lui solliciter un petit transfert e-money, que j’utilisai pour rentrer directement chez moi, le cœur n’étant plus disposé à me rendre à la cérémonie de dot des Kouassi.
Depuis notre dispute de la gare, Brice n’a plus cherché à me voir durant plusieurs jours. J’étais dans mon coin également. Un soir nous avons fini par parler et admettre tous les deux que c’était fini entre nous. Une rupture pour une banale histoire, vous en avez déjà vécu, une séparation pour un motif aussi insensé ? Pendant ce temps, le jeune homme qui m’avait portée en m’aidant à traverser la rivière pluvieuse, m’appelait tous les jours ainsi qu’il m’envoyait de gentils messages. J’allais également à ses rendez-vous, ces moments de complicité naissante pendant lesquels il me faisait rire avec son humour renversant. Il travaillait à la gare comme « syndicat ». Et pour son métier réputé abonné à la violence, il était vachement doux et romantique ! Quel contraste ! Après quelques jours de fréquentation assidue, je cédai à ses avances. Et quand Brice apprit que je m’étais remise en couple, il fit des crises de nerfs, surtout en apprenant que mon nouveau gars était le mec qui m’avait portée au dessus de l’eau. Je pouvais faire de ma vie, ce que je voulais, sans n’avoir aucun compte à lui rendre. Nous étions séparés, non, alors quel était son problème ? Un dimanche en soirée, de passage dans mon quartier, il me vit dans le jardin public avec mon nouveau compagnon. Il fonça sur nous en tempêtant :
- «Carole, c’est avec ce bêlard tu sors maintenant ? Tu n’as pas honte ?»
-« Brice, je ne te le permets pas. Ne l’appelle plus jamais bêlard. Il s’appelle Carin. Et à la différence de toi, il est sage, romantique. Au fait, le bêlard, c’est bien toi ! Quand je pense que tu es psychologue, je plains tes patients !»
Brice fulminait. Le regard dirigé vers Carin, il cherchait visiblement à le heurter :
- «Toi, le bêlard, lui dit-il le visage froissé, tu es un opportuniste ! Mais sache que celle avec qui tu es, c’est mon ex. Je l’ai prise dans toutes les positions !»
- «Ça ne regarde que toi, riposta Carin. Tout ce que je sais, c’est que je suis avec elle, et au contraire de toi, moi, je lui montrerai tous les jours comment on prend une femme comme une reine…»
Louis-César BANCÉ