Il tombe des lianes de pluie à Treichville. Je suis flagellé par les cordes célestes, sans merci. Implacables, elles ont fait de ma tête un tam-tam. Pas d’abri là où je suis. Je cours. Je me cherche. Et devant, sur la route, soudain, j’aperçois une silhouette, sous un parapluie. Elle est svelte, vêtue d’un complet jaquette près du corps. De dos, sa chevelure noire a l’air d’un amas de crins. Telle celle d’un lion. Elle marche, sereine sous la pluie, son pébroc par-dessus sa crinière noire. Elle marche, ses hanches se balançant avec douceur, une panthère en mouvement. Je suis derrière elle. Je ralentis ma course. Je cherchais un apatam, en voici un de mobile.
Je suis tenté
de l’approcher pour demander son hospitalité.
Accepterait-elle de m’abriter ?
Ce n’est pas le moment d’hésiter.
Vous voyez bien que la pluie est en train de me fouetter.
Bien qu’étant une poule mouillée, je me projette sur son côté :
- « Bonjour mademoiselle, je pourrais me mettre sous votre parapluie ?»
Embardée, elle me regarde, hagarde, figée devant mon audace. C’est quand même un peu inhabituel. Elle ne laisserait quand même pas un pauvre monsieur sous ce déluge ! L’ instant d’une réflexion puis elle se décide :
- «Je comprends que la pluie vous rende si dru. Bah, approchez, ça sera gratuit. Me voici sous son parasol. Nous marchons au même rythme. Les bras croisés comme un enfant, je lui jette des regards fuyants. Je crois qu’elle s’en est aperçue.»
- «Vous avez peur de me regarder ? Je souris sous le charme de ses yeux aux sourcils écarquillés qui lui donnent une allure d’antilope. Je me colle à elle pour échapper à l’infiltration des gouttes torrides. Nos épaules sont inféodées.»
- «Si j’ai peur de vous regarder ? Normal que je sois trouillardé par une silhouette aussi chiadée.»
- «Haha… Merci de me trouver jolie, c’est très flatteur. Vous vous appelez comment ? Moi c’est Élisa.»
- «C’est beau comme nom. Je suis Louis-Enza.»
Nous clignotons des yeux à la place de la salutation manuelle.
- «Vous allez dans quelle direction monsieur ? Je titube, dubitatif, sans savoir quoi répondre. Au fait, tellement obnubilé par la belle du parapluie, je ne sais plus où je vais.»
- «Élisa, permettez que mon itinéraire ait pour boussole vos pas précieux.»
- «Enza, vous voulez aller où je vais ? Alors qu’on vient à peine de se connaître. Vous m’avez l’air d’un garçon très rêveur et romantique.»
- «Élisa, si vous croyez au coup de foudre, sous votre parapluie, je viens d’être électrocuté par cette même décharge électrique.»
- «Haha les hommes ! Toujours la bouche comme un nid de miel.»
- «Élisa, ce n’est que pour vous que je peux faire l’ange Gabriel.»
- «Vous vouliez me suivre ? Je venais dans ce magasin…
Elle me prend par la main. Devant la boutique, elle plie son parapluie. Nous y entrons. Des robes et des sacs à main ornent la pièce. La fille du parapluie s’avance et commence à en choisir. Une, deux, jusqu’à cinq tenues. Ainsi que quelques sacs à main.» - «Comment tu les trouves. Elles sont belles non ?»
- «Oui, canons.»
- «J’adore être chic. Je suis une folle du shopping, du relooking.»
- «C’est bien, mais tout ça, c’est bien au-delà du prix d’un string…»
Oups. Heureusement que j’ai monologué. Mais vous l’avez deviné, j’ai une mauvaise intuition. Je vous l’avais dit. Élisa est à la caisse. Son lourd regard pèse sur moi alors que la gérante lui tend la facture :
- «180.000 francs, madame.»
- «Vous auriez dû dire monsieur puisque je suis accompagnée d’un gentleman. C’est à moi qu’elle s’adressait ? Quel drame !
Ce n’est pas mon jeu favori, me jouer les supermans. Élisa insiste avec son regard. Ses yeux me parlent. Elle m’attend. Elles m’attendent pour régler la facture. Le silence de l’attente est pesant. Je suis devenu soudain moins loquace, gené, intimidé.» - «Enza, être romantique et volubile sous un parapluie, c’est bien. Mais être romantique et bavard dans une boutique c’est encore mieux ! La flèche lâchée par la fille au parapluie m’atteint en plein cœur. Je me sens insignifiant, minuscule et ridicule. Je pense à mes factures impayées d’électricité. Je ne suis malheureusement pas Bill Gate pour prétendre l’épater. Pis, je n’arrive même pas à faire face à mes petites équations. Élisa a raison. Avant d’être romantique, je devrais d’abord chercher le fric. N’est-ce pas la loi des filles d’aujourd’hui ?
Car le poète a dit :
L’amour pur est devenu un idéal d’artiste
Qui n’existe plus dans l’entendement des réalistes
Après la volatilisation à vie de la guerre plurielle
Pour le règne des dieux des honneurs matériels.»
Je lance un dernier regard à Élisa. Puis, sans prétendre lui demander son numéro, j’ouvre la porte de la boutique et me jette sous la pluie.
Pendant que je tournais le poignet elle m’avait hurlé ceci :
« C’est ça, va faire l’ange Gabriel au paradis !
Sur terre on est pas là pour faire de la comédie. »
Et dire qu’elle m’avait affirmé que son parapluie était gratuit…
Il coûtait 180.000 francs !
Louis-César BANCÉ